On peut difficilement parler de masque et d’imposture sans chercher un peu de matière à penser du côté du théâtre.
De la tragédie grecque à la commedia dell’Arte, le masque détermine entièrement le rôle que chacun doit tenir dans le déroulé de la pièce. On est une fille entêtée prise entre loi des Hommes et loi Divine, comme Antigone. On est un vieux barbon amoureux d’une jeune beauté, comme Pantalone. Et on fait ce qu’on a à faire. Et qu’importe l’interprétation et les modifications de mise en scène apportées aux fils des représentations, il n’y a aucun moyen de faire varier la conclusion de la pièce. Quoi qu’il puisse se passer au fil de l’action et malgré tous les efforts des protagonistes, Antigone sera condamnée à mort et Pantalone restera un mari aussi jaloux que trompé. C’est écrit comme ça, et à chacun de jouer son petit morceau d’histoire en composant aussi bien que possible avec son impuissance.
Avoir un destin, cet enfermement ordinaire
Je vous rappelle la célèbre scène d’exposition d’Anouilh, quand le Prologue présente le contexte avant que ne débute la tragédie :
Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout…
Si dans la version modernisée de la tragédie grecque, les comédiens n’ont plus de masque sur le visage, le personnage qu’ils interprètent n’est pas moins enfermé dans une histoire sur laquelle il n’a aucune prise. Et qui devient de fait un destin à accomplir pleinement, jusqu’au ridicule dans la comédie, et jusqu’à la mort dans la tragédie.
Tel est le pouvoir du théâtre et de ses masques : nous confronter à cette impuissance, à cet enfermement, à cette asphyxie, à cette course éperdue vers le ridicule et la mort, et que nous vivons tous, chacun à notre manière, chaque fois que nous vivons sans nous mettre à l’origine de l’histoire. Etre pris dans un personnage fixé d’avance et écrit par un autre, déterminé par un masque aussi joliment qualifié soit-il, c’est être condamné à porter son destin jusqu’au bout, et être le pantin de sa vie quand on pourrait en devenir l’auteur.
Sortir de derrière son masque, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à écrire
Quand on se sent pris au piège derrière un masque, il est fondamental de se demander à quel personnage on souhaite à ce point ressembler, pourquoi on a si peur de s’en affranchir, et de quelle façon celui-ci détermine à l’avance le destin qui se déroule sous nos yeux.
- On a repris la boîte de son père sans jamais s’être autorisé à rêver d’autre chose, et on enchaîne les périodes de burn-out entre deux crises de colère.
- On cherche à réaliser les rêves artistiques de sa mère sans vraiment y trouver du sens et on ne comprend pas pourquoi on se sent perpétuellement illégitime à exposer son oeuvre.
- On a remplacé un frère ou une soeur décédé prématurément, et on ne s’autorise jamais à construire un projet en son nom, faute d’avoir vraiment eu une place à soi.
- On est devenu le psy de son parent dépressif, puis celui qu’on entend jamais en réunion parce que sa parole ne compte jamais autant que celle des autres.
- Ou l’enfant transparent au milieu d’une fratrie turbulente, qui plus tard ne sait pas comment négocier la promotion qu’il mérite faute d’avoir appris à assumer les rapports de force.
- Ou l’élève brillant qui rattrape avec ses notes la honte sociale de sa famille, et qui une fois adulte s’épuise dans une quête de performance qui ne le nourrit jamais de l’intérieur.
- Et mille autres histoires qui sont nos petits drames ordinaires, et que nous voyons se rejouer sans fin dans notre vie professionnelle. Jusqu’à l’absurde, jusqu’au ridicule et parfois jusqu’à la mort.
On vit avec le sentiment d’être un imposteur parce qu’on donne du crédit, d’une façon ou d’une autre, à un personnage qu’on s’oblige à jouer à l’intérieur d’une pièce de théâtre écrite par un autre. On se sent pris au piège parce qu’on n’a jamais eu le droit ou l’occasion d’écrire la suite, de passer véritablement d’acteur à auteur de l’histoire.
Pour sortir de son sentiment d’imposture et s’autoriser à devenir auteur de la suite en faisant fi d’un destin qui n’a pas de sens, il est fondamental de questionner en profondeur le regard qu’on pose sur soi. Pour approfondir le sujet, voici la vidéo qui traite du passage entre quête identitaire et cheminement.
Devenir auteur, un processus singulier que nous avons tous à vivre
Voilà comment on peut vraiment passer :
- D’une tragédie étouffante à une épopée qu’on prend plaisir à vivre.
- D’une farce qui se rejoue sans cesse à nos dépends à une aventure joyeuse et dynamique.
- D’un sentiment d’enfermement à un sentiment de légèreté et de fluidité créative.
Il est nécessaire de :
- Comprendre son masque pour mieux l’apprivoiser et le mettre au service de ses projets.
- Identifier les raisons qui ont favorisé la construction de ce masque en particulier, pour savoir dans quel destin on est pris, et qui a vraiment écrit l’histoire.
- S’affranchir pour devenir enfin l’auteur de la suite.
Quand on découvre son syndrome de l’imposteur, cela signifie qu’on est au tout début d’un nouvel acte : celui où on apprend à faire fi du destin et où on choisit enfin l’horizon vers lequel on chemine.
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